THE INFINITE WOMAN
A LA FONDATION CARMIGNAC
Mille et une façon
d’être une femme aujourd’hui
PAR I SABELLE DERT BONO
L’exposition la plus excitante de l’été se déroule à la Fondation Carmignac. De Sandro Botticelli à Billie Zangewa et Michael Armitage, en passant par Louise Bourgeois, Roy Lichtenstein, Judy Chicago, c’est un véritable voyage hors des sentiers convenus et des stéréotypes patriarcaux de la représentation féminine que nous proposent Edouard et Charles Carmignac.
A travers le récit d’artistes défiant les normes sociales et repoussant les limites de l’art aux catégories parfois oppressives, la commissaire Alona Pardo engendre une redéfinition culottée des féminités. Des mythes originels aux représentations les plus contemporaines et subversives, The Infinite Woman est une ode émancipatrice réjouissante, où le désir des corps désobéissants bouillonne, bouleversant les conventions de la beauté et du pouvoir. Entre subtilité, force et singularité tout nous parle d’art, d’alchimie, de nature et de vie. Rencontre avec Charles Carmignac, musicien du groupe Moriarty, homme aux mille vies et Directeur Général de la Fondation Carmignac.
Entretien avec Charles Carmignac
Qu’y a-t-il à l’origine d’une exposition ?
Il n’y a pas vraiment de règle. C’est parfois la rencontre avec un commissaire et son travail, comme Jean-Marie Gallais (nr L’île intérieure 2023), ou un thème qui nous inspire. Nous avons approché Alona Pardo lors de son exposition Masculinités à Arles en 2021, lui proposant d’exprimer l’évolution de la représentation de la femme à travers le regard des artistes contemporains. Le rapport au corps, la relation avec l’homme, avec le plaisir, l’érotisme, toute cette trajectoire d’être femme qui a beaucoup évolué. Prêtée par la Tate, la pièce de Mary Beth Edelson nous plonge dans les débuts de l’humanité et nous cheminons vers son futur. Certaines oeuvres, très ouvertes, sont à l’avantgarde et détectent les signaux de ce que la femme peut devenir dans le futur.
De la toile de Botticelli où, derrière son apparence sage, cette madone n’est qu’ambiguïté, à la plus récente des œuvres créées spécialement pour l’exposition, c’est un véritable Woman Power ?
On commence par La Vierge à la Grenade, madone très spirituelle et mère pleine de vertus, qui tient ce fruit métaphorique coquin, éminemment sexuel et défendu dans la main. A l’exception de cette oeuvre très subversive pour son époque où Botticelli devait user de métaphores, la suite est majoritairement de l’art contemporain post Seconde Guerre mondiale. Alona Pardo tisse un parcours très nuancé, complexe et ambigu, jouant avec les doubles sens sur toute l’exposition. Elle a aussi réussi à connecter le lieu et la femme mythologique matricielle qui engendre le monde, nos oeuvres permanentes et des femmes sirènes, métaphores de la fluidité très liée à la mer.
Venir jusqu’à cette exposition est un voyage. Faut-il larguer les amarres pour entrer dans l’art ?
Tombé amoureux de l’île lors de sa première visite, mon père ne voulait pas créer un centre d’art en ville où les gens sont agités par les pensées du quotidien. En prenant le bateau, on laisse derrière soi ce qui secoue l’existence. Être sur une île, une forêt en pleine mer, visiter une exposition avec un nombre très limité de visiteurs… ce lieu, ce contexte ouvre à l’intériorité. On se retrouve parfois seul face à une oeuvre, on se laisse surprendre par la spiritualité des lieux.
L’année dernière, vous avez donné une seconde vie à l’exposition La Mer imaginaire avec un musée- valise, offrant l’art à ceux qui ne peuvent venir jusqu’à lui ?
Quand j’étais musicien, nos concerts les plus intenses étaient à l’hôpital et en prison pour ceux qui ne sortent pas. Ce petit théâtre mobile voyage à l’infini auprès de ceux qui n’ont pas la chance d’aller à Porquerolles ou dans un musée. C’est comme si la mer était contenue dans une petite boite bleue stimulant tous les sens avec des oeuvres olfactives, sensorielles et sonores à écouter les yeux fermés ou grands ouverts. Après le GHU Paris psychiatrie & neurosciences, ce cabinet de curiosités contemporain ambulant, émancipé des limites de temps et d’espace, a vocation à poursuivre sa route dans d’autres hôpitaux et prisons.
Parlez-nous de ce Sablier millénaire de l’artiste français Benoît Pype prêté à l’Elysée ?
Cette oeuvre conceptuelle bouge imperceptiblement. Sans explication on peut passer à côté, ne voir qu’un sablier en verre avec une sorte de mélasse à l’intérieur ! Mais en découvrant qu’il met mille ans à s’écouler, on le regarde différemment. Le Président Macron vient souvent en été. Il a eu un coup de coeur pour cette oeuvre que nous lui avons prêtée pour son bureau à l’Elysée. Le sablier est assez politique, reprenant les principes des amérindiens Iroquois qui pensent que chaque décision politique doit intégrer les conséquences sur 7 générations. Ce beau symbole de l’action présidentielle inscrite dans un avenir lointain lui a beaucoup plu. Ce prêt exceptionnel de mille ans, sous l’égide du Mobilier National, est assez inédit. D’ailleurs, l’intitulé : prêt à « l’Elysée ou toute entité représentant ce territoire dans mille ans… » l’est tout autant. Qui sait s’il y aura un président ou un pays dans le futur !
Est-ce exaltant de diriger la Villa Carmignac ? Votre regard sur l’art a-t-il évolué ?
Bien sûr. Notamment au contact des commissaires. Plus on voit d’oeuvres, plus le regard s’aiguise. C’est une chance d’être au contact de chefs-d’oeuvre extraordinaires, et de les partager avec le public. On travaille beaucoup, on donne du temps, de l’argent, des ressources, et sentir l’émotion que cela génère chez les gens est exaltant. Je voudrais accentuer la partie engagement de la Fondation sur l’écologie et le Prix Carmignac du Photojournalisme, dont le langage plus direct soutient ceux qui dénoncent les excès, les manquements, les exactions de la société. Le photojournalisme, assez direct et frontal, et Porquerolles plus subtile avec l’art, la fiction, l’imaginaire original, se complètent et nous distinguent dans notre proposition. Le premier commente le réel et le deuxième produit du réel. Personnellement, cette île a fait bouger beaucoup de lignes en moi, par rapport à la famille, au père, à la femme. Et si l’expérience que les gens peuvent avoir sur ce lieu, à travers l’art, peut générer une émotion, c’est exaltant.
L’eau est un double enjeu environnemental sur une île, la montée des eaux, sa raréfaction sont-ils des questionnements ?
L’art peut poser une interrogation, des propositions, des pistes sur notre mode de vie, à travers nos expos et nos pratiques d’institution. Nous proposons à nos visiteurs de boire une eau de rosée, l’air du lieu collecté le matin, un symbole de seulement 20 à 30 litres par jour qui ne nourrit pas un village. Nous avons aussi installé notre propre station d’épuration et allons vers une approche de plus en plus circulaire de l’eau pour ne pas peser sur les ressources de l’île.
Vous avez eu plusieurs vies, plusieurs carrières, auteur, journaliste, guitariste, d’autres vies vous attirent-elles ?
Je joue de la musique toutes les nuits dès que je ferme les yeux, si je n’en fais pas un peu plus, je cours un risque d’implosion ! La musique fait partie de ma vie. J’aimerais aussi sortir des limites de la Villa en 2025, jouer avec la mer, sur et sous l’eau, avec des nouveaux lieux, le village, les forts, le Parc national de Port- Cros. Jouer aussi avec d’autres formats, jours et nuits lors de soirées de pleine lune. Il reste beaucoup de choses à imaginer, pour stimuler la transformation intérieure de ceux qui y sont réceptifs et demandeurs. On ne fait pas les mêmes rêves sur cette île que quand on n’y est pas.