CHAQUE CHEMIN EST UNE RENCONTRE

Si Saint-Tropez m’était conté… Le club 55, là où tout commence

Par Isabelle Dert Bono

Préambule : un peu d’histoire

« Parler de Saint Tropez petit village de pêcheurs est une erreur historique ! » ainsi commence mon entretien avec Patrice de Colmont, propriétaire du célèbre Club 55. « Au XVIème siècle, c’est un des plus grands ports de commerce de la Méditerranée française avec seulement 2 à 3000 habitants. C’était une République, comme celle de Venise, avec ses administrations et son armée assurant la défense de ce secteur de la côte. Chaque année, le lundi de Pâques, le Conseil des sages nommait le Capitaine de ville qui constituait son état-major. Il commandait l’armée composée d’un corps des mousquetaires et d’un corps de marins, intégrant tous les hommes de la cité. Les fameuses Bravades, les 16, 17 et 18 mai, fêtes militaires et religieuses, étaient de grandes manouvres d’entrainement réunissant tous les hommes en uniformes avec leur fusil, qui protégeaient la population allant prier à la chapelle Saint Anne. A tour de rôle, chacun devait se surpasser pour prendre en charge la sécurité de tous. » D’illustres personnages ont marqué son histoire. Ainsi l’envoyé du Shogun fût le premier japonais à avoir accosté en Europe vers 1650. « En route pour rencontrer le Pape, il avait pour consigne que le seul endroit où il serait accueilli avec les honneurs dus à son rang en Méditerranée était St Tropez. »

Grâce à son école d’Hydrographie, chaque famille tropézienne avait un capitaine au long cours qui, ayant parcouru les océans, racontait comment était fait le monde. Certains marquèrent l’histoire « Un des plus illustres ici est le Bailli de Suffren, seigneur de St Tropez, grand héros de la marine de guerre française. Il y eut aussi Hyppolite Bouchard, créateur de la marine de guerre argentine, dont un navire de guerre et une place portent son nom à Buenos Aires. Le Général Allard, officier de Napoléon qui devint Généralissime des armées du Lahore, où il convainquit le roi du Penjab de créer une armée calquée sur celle de Napoléon. Il faut l’imaginer à son retour, son bateau accostant devant Sénéquier avec une princesse indienne qu’il avait épousé et tout ce que cela représente d’esclaves, d’animaux et de gardes-du-corps, accueillis par ceux qui étaient à l’école avec lui ! » Plus récemment, quand les bains de mer se démocratisent après la 2ème guerre mondiale, tout le gratin de la planète vient encore enrichir les lieux. « Ceux qui prédisent la fin de St Tropez, devraient se pencher sur l’histoire. Le succès de Saint Tropez n’est pas né d’un coup de baguette magique. » Fier de son patrimoine naturel et architectural, de ses racines historiques et méditerranéennes, le Golfe de St Tropez fait de son authenticité un atout se défiant des modes. Il sait aussi affronter les défis écologiques de notre époque pour continuer à accueillir ses visiteurs, comme le démontre le nouveau visage de la plage de Pampelonne à Ramatuelle, ses dunes protégées et ses restaurants démontés à la fin de l’été. On n’a pas fini de chanter Do you do you do you Saint Tropez…

De nombreux artistes ont aussi succombé au charme de la cité du Bailly. Le 12 avril 1888, comme bon nombre de navigateurs de l’époque, Guy de Maupassant accoste au port de Saint Tropez à bord du Bel Ami. Sa description des lieux convaincra Paul Signac de s’y rendre en 1904 avec ses amis Matisse et Bonnard, accouchant littéralement ici du pointillisme et du fauvisme.

Le Club 55, là où tout commence

Ethnologue faisant parti des inventeurs du film documentaire, Bernard de Colmont découvre Pampelonne au lendemain de la guerre. Il tourne un film sur le transport des oranges en Méditerranée. Cultivées aux Baléares, chargées sur de grands bateaux à voile faisant du cabotage, elles sont vendues de port en port. Pris dans une tempête de mistral, avec son équipe, ils viennent s’abriter dans la baie de Pampelonne sans débarquer. Il est subjugué par le paysage et revient en 1948 s’y installer en famille, entre camping sauvage et cabanon de pêcheurs. Propriétaire du Club 55, son fils Patrice de Colmont nous raconte son histoire : « En 1953 il achète ce bout de terrain grâce à un petit héritage. Nous y vivons sans eau, sans électricité, comme Robinson Crusoé. Il construit trois cabanes : cuisine, chambre des enfants et chambre des parents. J’ai 6 ans, et je vais pêcher avec mon frère sur nos petites barques. Il y a une grande table sous une ramade de canisses avec une gargoulette en terre cuite d’eau fraiche qu’on va chercher à la fontaine de la place des Lices dans trois bombonnes de verre et d’osier de 20 litres. La première chose que l’on a c’est le téléphone installé pour les patrouilleurs des douanes luttant contre le trafic de cigarettes américaines, le long du littoral. » Fidèle à ses principes, Bernard de Colmont déclare : « Quand un voyageur égaré passera, on lui offrira l’hospitalité, comme on me l’a offerte quand je voyageais autour du monde. »

C’est à ce moment qu’arrive l’équipe du film ‘Et Dieu créa la femme’, pensant avoir découvert un bistrot. « Ils viennent voir ma mère, lui expliquent qu’ils sont 80, vont tourner ici pendant 15 jours et lui demandent si elle peut faire à manger à toute l’équipe. N’ayant pas froid aux yeux, ma mère accepte ! Elle fait cuire des rosbifs dans le four du boulanger, cuisine de grosses ratatouilles, c’était un vrai challenge ! » « Quand le film fut terminé, les techniciens sont rentrés chez eux, mais Vadim, Bardot et Trintignan, ne sachant pas que ce n’était pas un restaurant, ont continué de venir. » Alors pour éviter les ennuis avec l’administration, Bernard de Colmont s’inscrit au registre du commerce. Le Club 55 est né !!! « Club, pour accepter qui on a envie, et 55 car c’est l’année de la création. » Pour lui qui avait fait Science Po, était docteur en droit avec une licence d’anglais et d’allemand, devenir marchant de soupe n’était pas un problème. Mais il fallait que les gens sachent où ils mettaient les pieds. Donc à l’opposé des deux devises affichées dans tous les restaurants de France : « Ici la cuisine est faite par le patron » et « le client est roi », il a écrit les siennes : « Ici la cuisine n’est pas faite par le patron » sous-entendu il a des choses plus amusantes à faire, et « Le client n’est pas le roi…parce qu’il est un ami. »
C’est resté la philosophie du Club. « Ce n’est pas le même comportement, on ne casse pas les pieds parce que la viande est trop cuite ! Au contraire, les gens participaient volontiers. Certains faisaient la cuisine, comme Aznavour avec son caviar d’aubergine et un autre plat de yaourt, amandes fraiches et concombres. Fifi Baheux, le roi des discothèques parisiennes, faisait des pommes sautées à l’ail une fois par semaine. Tout le monde se connaissait, participait, c’était un vrai bonheur. Puis les enfants grandissant, les familles se sont multipliées et l’administration française est devenue plus pointilleuse et gourmande, nous poussant à plus de gestion pour lui rendre des comptes. »

« Pour économiser l’eau de vaisselle, notre père avait inventé un système très simple avec 10 cuvettes de 5 cm d’eau chacune. On brossait l’assiette dans la première bassine contenant un peu de produit lavant, puis elle passait dans la 2 deuxième, etc… A la dixième c’était propre. Et comme ça on nettoyait la vaisselle de 80 personnes avec très très peu d’eau !!!! »

« Mon père m’a appris à réfléchir autrement. Il m’a dit « Ton imagination pourra aller très loin en ce pays béni des Dieux. Mais tu devras toujours le faire dans le respect du lieu et de ces habitants. » Grâce à lui nous sommes précurseurs au niveau écologique. Les premiers écologistes ont été les ethnologues. Je me souviens, enfant, ce boulevard Patch, nom du général américain qui commandait l’opération Dragon lors du débarquement de Provence, n’était pas entretenu et complètement raviné par les pluies. Quand une voiture arrivait, ce qui était rarissime, ils se garaient le plus près possible de la mer, descendaient, et découvraient cet endroit incroyable. Ils plongeaient dans l’eau, nageaient, s’ébrouaient, se roulaient dans le sable pour se sécher, regardaient autour d’eux, et voyaient les lys de sable dans la dune. Ils en prenaient un avec l’oignon et le mettaient dans le coffre de la voiture. Et là, avec délectation, notre père arrivait, c’était son rituel. Il leur disait « Monsieur, ou Madame, je vous interdis de cueillir cette plante. » La réponse qu’il attendait arrivait à chaque fois : « Mais ça appartient à tout le monde ! »

Et notre père répondait « Oui, c’est à ce titre-là que je vous l’interdis, c’est qu’elle m’appartient aussi. » Et il ne partait pas tant que le lys n’avait pas été remis à sa place. Maintenant c’est un discours qu’on comprend mieux, mais il y a 60 ans, les gens disaient : « Il y a un cinglé à Pampelonne qui dit que les lys de sable lui appartiennent ! » C’était notre culture. Quand notre père était chez les indiens, il apprenait à se nourrir en prenant uniquement ce dont il avait besoin. Ce n’est pas parce qu’il y a de l’opulence sur une ressource qu’il faut la consommer en totalité tout de suite. »

Une philosophie écologique de respect de la nature et de ses ressources que Patrice de Colmont continue d’appliquer et de transmettre aujourd’hui au Club 55, dans le choix de ses fournisseurs, en produisant en bio ses légumes, son huile d’olive, son vin, sa propre électricité, et bientôt ses céréales. Au petit snack de la plage aussi tout est bio, même les bonbons et les sodas. « On essaye de limiter le gaspillage, ce n’est jamais facile. Il faut en même temps donner une impression d’opulence et servir la juste dose. » Un vrai travail d’équilibriste engagé.

Les trois devises de Patrice de Colmont :

« Ce n’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont raison » Coluche
« Si vous pensez que l’aventure est dangereuse, essayez la routine c’est mortel. » Paolo Cohelo
« N’oubliez jamais une chose, Dieu pardonne toujours, l’homme pardonne parfois, la nature ne pardonne jamais si on ne la respecte pas. » Le Pape François